sábado, noviembre 16, 2013

▶ Entretien avec Alain Corbin - Vidéo Dailymotion

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Transcription intégrale de l’entretien par Silvan Giraud.
La Vie des idées  : Votre travail traverse la France : Limousin, Dordogne, Orne, etc. On entre dans le périmètre du village et l’on y découvre un monde de sociabilités, d’arrangements, de violences parfois. Dans votre biographie de Pinagot, vous dites vouloir « retrouver un monde » et « inverser le travail des bulldozers à l’œuvre dans les cimetières de campagne ». Les Conférences de Morterolles portent en sous-titre « À l’écoute d’un monde disparu ». Cet amour du rural reflète-t-il une nostalgie de l’enfance ?
Alain Corbin : C’est évident, absolument évident. J’ajouterai même que, dans mon livre Les Cloches de la terre, j’ai visité quatorze dépôts d’archives départementaux qui étaient, en fait, tous consacrés au rural. Je crois que, surtout avec l’âge, on se sent très marqué par l’enfance. Or je suis originaire d’un bocage, du plus profond bocage de France, celui que pratiquement plus personne ne connaît, entre Domfront et Mortain. Celui qu’on appelait le « passais » au Moyen Âge. On a l’impression d’être dans une forêt, alors que cela n’est pas du tout le cas. C’est un quadrillage de petits prés (il n’a pas été question du remembrement, là-bas, car les agriculteurs n’en voulaient pas).
C’est vrai que cela marque beaucoup. J’y suis quand même resté jusqu’à l’agrégation, en 1959, que j’ai préparée en partie en lisant des livres de cours dans les prés. Jusqu’à ce moment-là, j’ai donc été très marqué par la campagne, par cette campagne que je viens de décrire, celle de Barbey d’Aurevilly, pour le dire vite ; mais quand j’allais chez ma grand-mère, c’était du Maupassant – à soixante kilomètres de là. C’était aussi du rural profond, mais du rural qui n’était pas fervent, qui aimait la raillerie à l’égard de la religion.
La Vie des idées  : Vous avez fait une thèse sur le Limousin avec Bertrand Gille, dans le sillage de Labrousse. Comment avez-vous fait ce choix ? Ou, plus exactement, comment êtes-vous devenu historien ?
Alain Corbin : Spontanément ! Totalement spontanément, mais je ne suis pas le seul. À l’intérieur de ce bocage, on trouve beaucoup d’historiens. On ne sait pas pourquoi, mais cela sécrète, en quelque sorte, le goût de l’histoire.
Je me souviens que, en cinquième, j’étais le meilleur en histoire ; pas dans toutes les matières, mais en histoire, toujours ! Je ne me suis jamais posé de questions à ce propos. Donc, après le collège – qui s’appelait ainsi jusqu’au bac – et après le bac, je me suis dit que je pourrais poursuivre mes études en histoire.
Malheureusement, je ne connaissais pas les hypokhâgnes et les khâgnes, parce qu’en venant du bocage, on ne vous dit pas cela. On vous dit : « Si tu veux faire de l’histoire, tu vas à l’université et tu t’inscris en histoire. » C’est ce que j’ai fait. Je me suis inscrit à la faculté de Caen, où il y avait d’ailleurs d’excellents professeurs, qui sont presque tous, par la suite, devenus professeurs à la Sorbonne. J’y ai suivi le cursus, tranquille, un petit peu cantonné dans l’histoire, là où ceux qui ont fait des études en khâgne et à l’École normale supérieure ont, sans doute, bénéficié d’une formation plus large.
La Vie des idées : Le Miasme et la Jonquille (1982), qui fait le lien entre odeurs et histoire sociale, est devenu un classique, mais il avait à l’époque quelque chose d’iconoclaste. Quelle a été sa réception ?
Alain Corbin : La réception des Filles de noces – sur la prostitution – avait été un peu faite de railleries, parce que c’était un sujet qui n’avait pas été encore étudié en France. À propos du Miasme et la Jonquille, je me souviens d’une réflexion d’Antoine Prost, qui m’avait dit : « Oui, mais c’est un pont de liane. » Quand on connaît les exigences d’Antoine Prost, c’est très parlant ! Ce type d’ouvrage était un « pont de liane », mais pour autant il ne l’avait pas critiqué en face. Enfin, tout de même, un « pont de liane », ce n’est pas très gentil.
Sinon, le livre avait été recommandé, non pas par les Annales, car mes rapports avec eux ont toujours été compliqués, mais dans une rubrique dont j’ai oublié le nom. Ça n’avait donc pas été rejeté. Ensuite, il y a eu, très rapidement, cette intervention de Süskind [auteur du Parfum, en 1985] qui a lancé complètement ce livre. Je ne l’avais pas fait exprès ! Libération m’a demandé si j’avais été vexé par le fait qu’un auteur de fiction s’inspire de mon travail. Mais pas du tout : quand un romancier s’inspire d’un historien, que peut-on demander de mieux ?
La Vie des idées : Vous avez manifesté un intérêt pionnier pour les sensibilités. En ce sens, vous avez créé de nouveaux objets historiques : odeurs, sonorités, plaisirs, etc.
Alain Corbin : Il ne faut peut-être pas exagérer. Peut-être ai-je franchi, ou outrepassé, des censures, mais beaucoup avaient eu l’idée d’étudier cela. Regardez Jean-Paul Aron avec Le Mangeur du XIXe siècle, par exemple. Ce sont souvent des historiens un peu marginaux qui font cela. Et puis, on est porté par son époque. Il me semble qu’il y avait un besoin, surtout après 1968, en ce qui concerne les odeurs.
J’étais très attiré par les rivages : le pied nu sur le sable, les cheveux défaits de la femme dans le vent, tout cela… Je suis quand même originaire d’un endroit très proche du Mont-Saint-Michel ; ça reste toujours mon ancrage absolu. C’est le livre qui m’a peut-être le plus intéressé, d’ailleurs : le « désir du rivage », pourquoi on s’était mis à désirer le rivage. Celui-ci a été bien reçu, il n’a pas été contesté.
Par la suite, pour les sons des cloches [Les Cloches de la terre, en 1994], cela a été un peu particulier. Dans un compte rendu, Michel Lagrée – un historien trop tôt disparu – a écrit une bonne ligne concernant ce livre : « Pour écrire cela, il faut avoir des archives intérieures. » Cela nous renvoie à ce que nous disions de la campagne. Mais c’est un livre qui n’est pas fait pour les jeunes gens d’aujourd’hui, ni même pour les adultes, parce que les cloches n’ont eu aucune importance dans leur enfance. Comme l’historien doit chercher à enfiler la peau des autres, retrouver comment les gens vivaient, je suis fasciné – encore maintenant – de voir l’importance des cloches dans la campagne du XIXe siècle. Non seulement elles informaient, non seulement elles étaient appréciées, mais, en plus de cela, elles étaient l’objet de bagarres extraordinaires ! Or cela, ça a disparu.
La Vie des idées : Il y a, dans votre travail, une dimension expérimentale. Vous avez écrit la biographie d’un inconnu, vous avez revisité les « grandes dates » de l’histoire depuis 1515, vous usez de la fiction dans Les Conférences de Morterolles. Ces pratiques font de l’histoire un plaisir, un jeu sérieux.
Alain Corbin : Oui, je ne crois pas qu’on puisse vraiment écrire l’histoire sans plaisir. Nous avions un jour parlé du livre de Michelle Perrot ; voilà quelqu’un dont le plaisir d’écrire l’histoire transparaît. Je crois qu’il faut du plaisir et, à ce propos, Antoine Prost, sur lequel je reviens, m’avait dit un jour : « Mais non, tu n’as pas de mission civique en histoire. Tu n’écris que pour te faire plaisir ! » En réfléchissant un peu à ça, je me suis dit qu’il avait raison. Je crois que la dimension hédonique, la dimension de plaisir, est fondamentale. L’expérimental, là-dedans, c’est avant tout la façon dont viennent les idées – souvent pour souligner quelque chose d’important.
En ce sens, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot est, pour moi, extrêmement profond. On retrouve la campagne, bien entendu, mais surtout l’idée selon laquelle tous ces gens ont disparu sans laisser de traces. En effet, on étudie toujours ceux qui ont été capables d’une « écriture de soi », comme disait Jean-Paul Aron, mais 99,9 % des gens meurent sans laisser aucune trace. J’ai eu vraiment la pulsion – c’était de l’ordre de la pulsion – de retrouver l’un d’eux.
Je vous ai parlé du cimetière de campagne que l’on détruit, ou plutôt que l’on « réduit », comme on dit aujourd’hui. On réduit les morts. On détruit tous ces cimetières de campagne, par « réduction des morts ». Çà et là entre un jeu : « Si la survie existe, si je rencontre ce monsieur, que dira-t-il ? » Là, on tombe dans le ludique. Pour ce qui est des Conférences de Morterolles, ça ne l’est pas du tout. J’avais bien étudié – autant qu’il était possible – ce que pouvaient savoir ces Limousins jusque vers 1880. J’avais fait faire des thèses sur les années 1930, à l’époque où il y avait un peu de littérature qui rentrait par des coopératives, etc. Mais il y a un moment, en 1900, où l’on ne peut pas savoir ce qu’ils avaient dans la tête, dans ces campagnes-là. Alors, j’ai essayé de combler ce vide entre 1880 et 1930, en proposant des thèmes qu’un instituteur avait jugé bon de traiter. Comme je n’avais pas les textes, ça n’était pas très difficile de les inventer. Or cela avait déjà intéressé Jacques et Mona Ozouf, dans le Loir-et-Cher, si je me souviens bien, et, contrairement à moi, ils avaient retrouvé des carnets.
Le jour où je suis allé faire une conférence à Morterolles, dans la salle de M. Beaumord, une vieille dame s’approche de moi en me disant : « J’ai les cahiers de mon père, qui avait comme instituteur M. Beaumord ». Je me suis dit : « Terrible, terrible ! Ai-je bien fait ? » Je n’ai pas eu beaucoup le temps de les lire, parce que je faisais une conférence, mais j’ai lu le texte qui s’intitulait « La Patrie ». Il avait dicté à ses élèves une page et demie sur la patrie et, moi, je venais d’inventer sa conférence sur la patrie ; mais ça collait ! J’étais donc content de moi. Ça colle à une différence près, c’est que ça saigne un peu plus chez lui : il est plus radical dans l’outrance. « Il faut savoir mourir pour la patrie », dirait-il, alors qu’à l’heure actuelle, on est un peu obligé d’être modéré. J’avais cru y aller un petit peu fort déjà, dans cette page-là. Mais, finalement, je crois que je suis assez proche de ce M. Beaumord et je ne pense pas qu’il m’aurait vraiment contredit sur ce que j’ai dit. C’est important !
La Vie des idées : Vous avez un langage expressif et imagé. Par exemple, vous juxtaposez deux substantifs : « L’ivresse et le flacon » (Le Miasme et la Jonquille), « l’angoisse et la rumeur » (Le Village des cannibales), « la paroissien, le garde et l’électeur » (Pinagot). Ou bien vous opérez des rencontres inattendues, qui sont parfois des oxymorons : « Les parfums de l’intimité », « les rires en sueur » (Le Miasme et la Jonquille), « l’hébétude des monstres », « la cohérence des sentiments » (Le Village des cannibales), « le langage de l’analphabète », « l’infini d’en bas » (Pinagot), « l’archéologie de la ménagère » (Le Temps, le Désir, l’Horreur), etc. Comment écrivez-vous l’histoire ?
Alain Corbin : J’écris comme on m’a appris à écrire. Je me suis intéressé à l’histoire, d’abord parce que l’histoire fait rêver l’enfant et qu’elle n’a pas cessé de me faire rêver. Je crois, sauf ces deux dernières années peut-être (et encore), ne m’être jamais endormi sans avoir lu du XIXe siècle. Ça donne peut-être une écriture un peu passéiste, aussi.
Vous me dites que c’est bien écrit, mais c’est l’écriture qu’on m’a dit d’avoir. J’ai appris les rédactions dès la troisième. On faisait des rédactions sur la campagne, les récoltes et les blés d’or. Moi, j’en suis resté à l’Iliade, au théâtre classique, à Sophocle, etc. Mais, pour ce qui est du XIXe siècle, par exemple, j’aurais tendance à changer un peu. On vient de publier les œuvres complètes de Maurice de Guérin. Je ne le connaissais vraiment pas, mais voilà quelqu’un qui prendrait la place. Si on me demande le livre que j’ai pu relire, c’est Moby Dick de Melville. Pour moi, c’est le livre du XIXe siècle.
La Vie des idées : Vous avez consacré un livre aux émotions que l’arbre suscite. Le thème de l’arbre revient souvent en histoire, sous la plume des romantiques et de Michelet, mais aussi chez Taine et Febvre. Aujourd’hui, l’arbre, c’est vous ?
Alain Corbin : Je n’aurais pas cette prétention ! Je ne sais pas pourquoi j’ai été fasciné par l’arbre, mais cela renvoie évidemment à l’enfance. Ce qui m’a fasciné, ce n’est ni la forêt, ni la botanique, mais l’arbre champêtre. Après tout, on a écrit tant de fois sur l’animal et si peu sur le végétal… Jean-Pierre Rioux, dans une de ses recensions, a cette très belle formule : « La part de l’arbre en soi », tout comme Matisse qui se mettait à chercher « la plante dans la femme ».
J’ai été frappé, en lisant, par la richesse et la variété des sentiments et des sensations décrits à propos de l’arbre. C’est quand même quelque chose d’étonnant. Quand ils sont devenus très âgés, un certain nombre d’historiens ¬– et parmi les plus grands – ont été désireux du compagnonnage de l’arbre. Pourquoi ? Il faudrait le chercher.
Vous citiez Michelet, Taine, Lucien Febvre, et j’en ai encore un exemple plus récent, mais c’est de l’ordre de la confidence… Je ne sais pas ; c’est peut-être la solidité, le refuge, l’histoire. Je crois que, quand on peut expliciter les raisons pour lesquelles on s’est intéressé à quelque chose, c’est que ça ne va pas.
par Ivan Jablonka , le 8 novembre

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